Note de l’éditeur :
Cet article a été écrit pour le blogue Intersection du Telos Collective, un portail de réflexion sur l’évangile et la culture de l’Église anglicane en Amérique du Nord. L’auteur, Trevor Potter, est pasteur de la communauté Emmaus à Montréal.

En raison de la nature complexe du sujet traité, l’auteur a choisi d’inclure un glossaire de termes à la fin de l’article, empruntés à James K.A. Smith dans son livre, How (Not) to Be Secular, un ouvrage qui vulgarise l’œuvre magistrale du philosophe montréalais, Charles Taylor, L’âge séculier.

Une soirée en compagnie de Charles Taylor

DEUXIÈME PARTIE (lire la première partie)

Les réponses de Charles Taylor sont souvent centrées sur le paradoxe et le mystère. Selon lui, le fait d’être réductionniste nous emprisonne dans le cadre immanent et la seule façon d’en sortir, de percer des trous dans le cadre immanent que nous avons construit pour nous-mêmes où tout sens et toute signification se trouvent en dehors de Dieu, est d’inviter les gens à entrer dans le paradoxe et le mystère. C’est de les inviter à apprendre à célébrer les paradoxes de la foi et à s’en réjouir, car à ce moment-là, nous entrons dans une foi plus robuste et riche. Charles Taylor a fait une réflexion sur les mots de W.H. Auden suivants : « Il y a ceux qui croient toujours et ceux qui croient à nouveau. » Selon Charles Taylor, le fait de « croire à nouveau » signifie délaisser les expressions réductionnistes et fondamentalistes de la foi et arriver à une foi plus mûre et robuste qui célèbre le mystère et trouve de la joie dans le paradoxe.

Nous avons besoin d’être ouverts à l’autre et ne pas être étroits d’esprit en pensant que nous avons toutes les réponses, mais être ouverts à la possibilité d’être surpris par l’autre.

Charles Taylor a parlé de notre besoin d’apprécier le fait que Jésus était surpris par la foi de l’officier romain dans Matthieu 8, et que nous aussi avons besoin d’être ouverts à la possibilité d’être surpris par l’autre. C’est-à-dire, d’être prêts à apprendre des autres autour de nous – non pas seulement les écouter en attendant notre tour de parler, mais réellement écouter les gens séculiers en quête et apprendre d’eux, ainsi que les musulmans, les juifs, les hindous, etc. Nous avons besoin d’être ouverts à l’autre et ne pas être étroits d’esprit en pensant que nous avons toutes les réponses, mais être ouverts à la possibilité d’être surpris par l’autre. En même temps, bien sûr, nous devons inviter l’autre dans le mystère et le paradoxe de la foi chrétienne qui nous amènent à nous joindre à l’officier au pied de la croix de Jésus et à nous exclamer : « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu! » (Matthieu 27.54)

James K.A. Smith poursuit sa pensée dans la préface de How (Not) To Be Secular :

[V]os voisins « séculiers » ne cherchent pas de « réponses », c’est-à-dire un petit bout d’information qui manque à leur schéma mental. Bien au contraire, ils ont un schéma tout à fait différent. Vous vous êtes rendu compte qu’au lieu de questions persistantes sur Dieu ou la vie après la mort, vos voisins sont dirigés par toutes sortes de désirs profonds et de « projets » ainsi qu’une quête de sens. Rien ne semble « manquer » à leur vie – vous ne pouvez donc pas proclamer simplement la bonne nouvelle d’un Jésus qui remplit leur « vide en forme de Dieu ». Ils n’ont aucune notion du fait que la vie « séculière » qu’ils ont construite n’a pas d’étage supérieur. De plusieurs façons, ils ont créé des ensembles complexes de sens qui procurent presque toute la signification dont ils ont besoin dans leur vie (bien que le mot « presque » soit important ici).

Pour Charles Taylor, le rôle du chrétien n’est pas celui d’un enseignant – de dire aux gens pourquoi leurs croyances sont fausses et leur montrer un meilleur chemin. Charles Taylor nous a proposé une meilleure image, celle d’un guide ou d’un accompagnateur. Être avec eux, marcher avec eux, apprendre d’eux, mais aussi leur montrer, par sa vie et ses actions, un autre chemin. Un chemin qui correspond à un Dieu transcendant et aimant. Un chemin qui exprime l’agape kénotique de Dieu. Un chemin qui est généreux et compatissant et rempli de grâce. Charles Taylor croit que le réenchantement est possible (bien que ce soit différent de la vision du monde enchantée du passé), mais qu’il est le résultat d’une expérience de grâce, non pas d’une leçon didactique. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas prêcher et enseigner, Charles Taylor était très clair là-dessus, mais il a dit que la façon dont nous prêchons et enseignons doit être différente. Elle doit communiquer la grâce de Dieu et l’appel à la transcendance à travers une expérience du mystère et du paradoxe, et une démonstration de l’amour kénotique de Dieu.

Charles Taylor croit que le réenchantement est possible (bien que ce soit différent de la vision du monde enchantée du passé), mais qu’il est le résultat d’une expérience de grâce, non pas d’une leçon didactique.

Dans L’âge séculier, Charles Taylor a fait deux prédictions : (1) que les gens deviendront de plus en plus insatisfaits de l’erreur du sécularisme2 (l’idée que les choses s’amélioreront de plus en plus parce que nous sommes moins religieux); (2) que cette insatisfaction mènera à de nouvelles quêtes de transcendance. Je lui ai demandé s’il soutenait encore ces prédictions (L’âge séculier a été écrit entre 1996 et 2006), et il a répondu : « Oui. » Il croit que l’erreur du sécularisme2 devient de plus en plus apparente, et que les gens sont davantage à la recherche de transcendance. Il y a des jours où je me sens aussi optimiste que Charles Taylor, mais il y en a d’autres où le commentaire de David Bentley Hart selon lequel le problème d’aujourd’hui est « l’ennui métaphysique » semble trop vrai. Je vais choisir de croire en la sagesse de Charles Taylor et de chercher à être plus attentif à la quête de transcendance chez les gens, et à les aider, avec honnêteté, ouverture et vulnérabilité, à trouver la vie dans le paradoxe de la foi chrétienne.

Je suis devenu chrétien à l’âge de 20 ans. Je ne vous dirai pas comment parce que je vous mentirais probablement. Mais je tombe encore dans le piège de vouloir faire entrer ma famille et mes amis dans le Royaume de Dieu en leur enseignant. Je veux leur prouver que Dieu est vrai et véridique, et leur montrer pourquoi suivre Jésus est le chemin vers le véritable sens, la signification, une destinée et la joie. Peut-être que ce que je dois faire, c’est les inviter dans le mystère d’un Dieu trinitaire? Tendre l’oreille et porter attention aux moments où ils essayent de percer des trous dans le cadre immanent, et les guider vers le paradoxe du Messie crucifié et de la vie à travers la mort par la puissance de l’Esprit.

Cet article fut publié antérieurement dans le blogue du Telos Collective. Traduit par Rachel Touchette. Utilisé avec permission. © Convergence Quebec 2018.

Glossaire

Âge de l’authenticité : Âge après les années 1960 où la spiritualité est désinstitutionnalisée et est comprise avant tout comme étant une expression de « ce qui me parle ». Un reflet de l’individualisme expressif. (Smith)

Cadre immanent : Un espace social élaboré qui encadre entièrement notre vie dans un ordre naturel par opposition à un ordre surnaturel. Il s’agit de l’espace circonscrit de l’imaginaire social moderne qui exclut la transcendance. (Smith)

Déisme moral : Dieu est réduit à un Créateur qui met les choses en mouvement et qui nous surveille pour nous punir ou nous récompenser selon notre comportement moral.

Désenchantement : Une perte de transcendance faisant en sorte que tout sens et toute signification se trouvent dans le cadre immanent.

Enjeux de la conformité : Les gens se conforment lorsqu’ils croient qu’ils ont plus à perdre lorsque leur déviance est détectée que ce qu’ils gagnent de l’acte déviant. (Stark)

Fragilisation : En présence de différentes options, lorsque les gens qui mènent une vie « normale » ne partagent pas ma foi (et peut-être qu’ils ont des croyances très différentes de la mienne), mon engagement envers ma foi devient fragile, c’est-à-dire qu’il est remis en question et devient contestable. (Smith)

Humanisme exclusif : Une vision du monde ou un imaginaire social qui procure un sens et une signification sans recours à une transcendance divine. (Smith)

Pression transversale : La pression simultanée d’une multitude d’options spirituelles; ou le sentiment d’être pris entre un écho de transcendance et un élan vers l’immanentisation. Cela produit l’effet nova. (Smith)

Séculier1 : Une définition plus « classique » du séculier, en tant que distinct du sacré – l’aspect terrestre de la vie domestique. Les prêtres s’occupent du sacré; les bouchers, les boulangers et les chandeliers accomplissent le travail « séculier ». (Smith)

Séculier2 : Une définition « moderne » du séculier comme étant areligieux (non religieux) – neutre, sans parti pris, « objectif » – comme dans le cas d’un espace public « séculier ». (Smith)

Séculier3 : La notion de Charles Taylor du séculier comme étant un âge où la croyance est contestée, c’est-à-dire où la croyance religieuse n’est plus axiomatique. Il est possible de ne pas croire en Dieu.