Note de l’éditeur :
Cet article a été écrit pour le blogue Intersection du Telos Collective, un portail de réflexion sur l’évangile et la culture de l’Église anglicane en Amérique du Nord. L’auteur, Trevor Potter, est pasteur de la communauté Emmaus à Montréal.

En raison de la nature complexe du sujet traité, l’auteur a choisi d’inclure un glossaire de termes à la fin de l’article, empruntés à James K.A. Smith dans son livre, How (Not) to Be Secular, un ouvrage qui vulgarise l’œuvre magistrale du philosophe montréalais, Charles Taylor, L’âge séculier.

Une soirée en compagnie de Charles Taylor

PREMIÈRE PARTIE

L’un des sujets sur lesquels le sociologue Rodney Stark a écrit est le fait que, souvent, les gens qui se convertissent à une religion quelconque se rappellent à nouveau plus tard pourquoi ils se sont convertis. En d’autres mots, de nombreuses années après leur conversion, ils vous diront habituellement que celle-ci était principalement liée à la doctrine, mais en réalité, elle était beaucoup plus influencée par des relations personnelles et d’autres enjeux de la conformité (voir le chapitre 1 de L’essor du christianisme de Rodney Stark).

Parce que nous aimons penser que la conversion a tout à voir avec la doctrine et la vérité (ce qui est vrai, en partie), notre apologétique va entièrement dans ce sens – nous allons prouver l’existence de Dieu pour que les gens croient. Mais, comme plusieurs d’entre nous le savent maintenant, ceci n’est simplement pas le cas. Les gens ne posent pas les questions auxquelles nous pensons avoir les réponses. Dans la préface de son livre How (Not) to Be Secular, James K.A. Smith décrit la situation comme suit :

Vous êtes arrivé avec ce que vous pensiez être toutes les réponses aux questions restées sans réponse qu’avaient ces gens « séculiers ». Mais en peu de temps, vous vous êtes rendu compte que les questions n’étaient pas seulement sans réponse, les gens ne les posaient même pas. En d’autres mots, vos voisins « séculiers » ne cherchent pas de « réponses », c’est-à-dire un petit bout d’information qui manque à leur schéma mental. Bien au contraire, ils ont un schéma tout à fait différent.

Telle est la réalité, que l’on vive à Montréal ou à Vancouver. Nous sommes tous séculiers maintenant (voir la définition de James Smith de séculier3). Nous vivons tous dans l’âge séculier.

Après avoir participé au congrès Intersection l’an dernier, je savais que je voulais mettre sur pied une communauté d’apprentissage qui prendrait au sérieux cette nouvelle réalité. Nous voulions poser la question : « À quoi cela ressemble-t-il de rendre un témoignage fidèle à Jésus aujourd’hui, dans notre contexte, au 21e siècle à Montréal? » Mais avant de tenter de répondre à cette question, nous savions que nous devions prendre du recul et chercher à en apprendre un peu plus sur le contexte et la culture elle-même – c’est l’histoire, c’est l’éthos, c’est le télos.

James Smith, se fondant sur l’œuvre d’Oliver O’Donovan, dit que « toute indication nuancée quant à la façon dont l’église doit communiquer avec […] ce monde temporaire dépend d’une lecture attentive et minutieuse des signes des temps dans un lieu et une ère particuliers » (Awaiting the King, p. 124). C’est justement ce que nous voulions faire. Ainsi, nous avons choisi notre compatriote montréalais, Charles Taylor, comme guide. En réalité, nous avons choisi James K.A. Smith comme guide de notre guide et nous avons lu How (Not) to Be Secular ensemble. Mais parce que Charles Taylor est un Montréalais, nous avons tenté notre chance et nous l’avons invité à se joindre à notre communauté d’apprentissage pour le temps d’une soirée pour nous expliquer son livre L’âge séculier. À notre grande surprise, il a répondu favorablement à notre invitation. C’est ainsi que nous étions neuf à passer une soirée avec l’un des plus grands penseurs de notre pays.

Comment sommes-nous passés du point (dans l’Occident) où l’idée d’une personne qui ne croit pas en Dieu soit absurde (vers l’an 1500 de notre ère) au point où, aujourd’hui, il est vraisemblablement absurde de croire en Dieu?

Charles Taylor nous a dit qu’il aime l’histoire depuis son enfance. Il a souligné qu’il s’est toujours intéressé à la manière dont les choses sont devenues ce qu’elles sont maintenant et dont les changements se sont effectués. C’est en fait la prémisse de base de L’âge séculier – il pose la simple question : comment sommes-nous passés du point (dans l’Occident) où l’idée d’une personne qui ne croit pas en Dieu soit absurde (vers l’an 1500 de notre ère) au point où, aujourd’hui, il est vraisemblablement absurde de croire en Dieu?

L’âge séculier de Charles Taylor retrace le chemin que nous avons parcouru en passant par le désenchantement, le déisme moral, l’établissement de l’humanisme exclusif et l’avènement de l’âge de l’authenticité, pour en arriver au point où nous sommes aujourd’hui à l’intérieur du cadre immanent – où tout sens et toute signification sont construits en dehors du Dieu transcendant.

Pour en apprendre davantage sur ces concepts, et pour creuser plus profondément dans les idées de Charles Taylor, je vous encourage à lire How (Not) to Be Secular par James K.A. Smith. La première question que nous avons posée à Charles Taylor était la suivante : « Que pensez-vous du livre de James Smith? » Il a répondu : « Il a tout compris! » Vous êtes donc entre bonnes mains avec James Smith.

Dans L’âge séculier, Charles Taylor ne suggère pas que le changement qui s’est produit entre l’an 1500 et 2000 de notre ère soit bon ou mauvais en soi. Son intérêt est de vous aider à sentir ce que c’est de vivre dans notre âge séculier caractérisé par une pression transversale. Il a de la compassion pour ceux qui ressentent la fragilisation que cet âge suscite en chacun de nous, mais il n’est pas antagoniste envers l’âge lui-même. En fait, la seule chose pour laquelle il semble avoir de l’aversion est la réaction que pourrait provoquer cet âge séculier chez certains d’entre nous (y compris moi-même par moment) : le désir de se barricader et de se battre contre cette culture et cet âge séculier. Charles Taylor voit l’âge séculier comme une ère où les gens sont en quête, et cela l’encourage.

…nous devons aider les gens à expérimenter le mystère et le paradoxe de la foi chrétienne.

Je lui ai donc demandé comment il aide les gens à s’avancer dans cette quête : « Comment aidez-vous les gens à percer des trous dans le cadre immanent dans lequel nous vivons afin de les aider à expérimenter la transcendance et à s’avancer vers elle? » Sa réponse était intéressante. Il m’a regardé d’un certain air, comme si je posais la mauvaise question (peut-être en partant de l’idée que leur quête elle-même perce des trous dans le cadre immanent), mais il a dit que nous devons aider les gens à expérimenter le mystère et le paradoxe de la foi chrétienne. Que la vie (la plénitude ou l’épanouissement ou le bonheur) ne peut pas se trouver entièrement dans le cadre immanent, que Jésus nous appelle à mourir afin d’obtenir la vie.

Cet article fut publié antérieurement dans le blogue du Telos Collective. Traduit par Rachel Touchette. Utilisé avec permission. © Convergence Quebec 2018.

Glossaire

Âge de l’authenticité : Âge après les années 1960 où la spiritualité est désinstitutionnalisée et est comprise avant tout comme étant une expression de « ce qui me parle ». Un reflet de l’individualisme expressif. (Smith)

Cadre immanent : Un espace social élaboré qui encadre entièrement notre vie dans un ordre naturel par opposition à un ordre surnaturel. Il s’agit de l’espace circonscrit de l’imaginaire social moderne qui exclut la transcendance. (Smith)

Déisme moral : Dieu est réduit à un Créateur qui met les choses en mouvement et qui nous surveille pour nous punir ou nous récompenser selon notre comportement moral.

Désenchantement : Une perte de transcendance faisant en sorte que tout sens et toute signification se trouvent dans le cadre immanent.

Enjeux de la conformité : Les gens se conforment lorsqu’ils croient qu’ils ont plus à perdre lorsque leur déviance est détectée que ce qu’ils gagnent de l’acte déviant. (Stark)

Fragilisation : En présence de différentes options, lorsque les gens qui mènent une vie « normale » ne partagent pas ma foi (et peut-être qu’ils ont des croyances très différentes de la mienne), mon engagement envers ma foi devient fragile, c’est-à-dire qu’il est remis en question et devient contestable. (Smith)

Humanisme exclusif : Une vision du monde ou un imaginaire social qui procure un sens et une signification sans recours à une transcendance divine. (Smith)

Pression transversale : La pression simultanée d’une multitude d’options spirituelles; ou le sentiment d’être pris entre un écho de transcendance et un élan vers l’immanentisation. Cela produit l’effet nova. (Smith)

Séculier1 : Une définition plus « classique » du séculier, en tant que distinct du sacré – l’aspect terrestre de la vie domestique. Les prêtres s’occupent du sacré; les bouchers, les boulangers et les chandeliers accomplissent le travail « séculier ». (Smith)

Séculier2 : Une définition « moderne » du séculier comme étant areligieux (non religieux) – neutre, sans parti pris, « objectif » – comme dans le cas d’un espace public « séculier ». (Smith)

Séculier3 : La notion de Charles Taylor du séculier comme étant un âge où la croyance est contestée, c’est-à-dire où la croyance religieuse n’est plus axiomatique. Il est possible de ne pas croire en Dieu.